الثلاثاء 16 أبريل 2024| آخر تحديث 1:42 08/13



Entretien avec Salima Naji, architecte DPLG et docteur en anthropologie : “Ayons confiance en notre culture architecturale et nos techniques locales”

Le Maroc foisonne de patrimoines architecturaux offrant une large diversité de modèles: Ksours, mosquées, Zaouïas, marabouts, maisons de notables, Kasbahs, Iguidars (citadelles), greniers communautaires.Ces supports mémoriels témoignent d’une culture ancestrale et véhiculent …

un système de valeurs, un savoir-faire,  des croyances et dessymboliques. Sauf qu’aujourd’hui, les   outrages du temps les
mettent en péril en
fragilisant leur intégrité physique. La négligence   irresponsable de l’Homme a fait que ces monuments
historiques se trouvent aujourd’hui, voués à la
disparition.
Salima Naji, jeune
architecte, plaide
fougueusement  pour le retour à l’usage de la pierre et la terre et les  procédés de constructions traditionnels. En  criant  fort et haut sa «répulsion» pour le tout béton, elle  n’hésite pas à demander qu’une politique patrimoniale soit
incessamment initiée pour protéger ce legs
des démolitions.

Libération: L’Association d’Idaousmlal vient d’organiser sa première rencontre thématique sur la préservation du  patrimoine bâti rural traditionnel.  Comment réagissez -vous à ce genre d’ initiatives ?

Salima Naji : Toute initiative de sensibilisation est  une action louable et je m’en réjouis. Et plus la société civile œuvrera pour prendre en charge son patrimoine et plus nous pourrons sauver des sites et des techniques en déperdition. Il faut qu’il y ait d’autres initiatives encore de ce type.  Les associations comme celles d’Amoudou à Tiznit et l’ADEICO à Tafraout méritent d’être citées aussi pour tout ce qu’elles accomplissent en la matière. Je pense qu’en se donnant les moyens de faire renaître des techniques anciennes, parfois améliorées, souvent juste utilisées dans les règles de l’art, on permet une prise de conscience globale que c’est possible de ressusciter ce patrimoine.  Pour beaucoup de personnes, notamment dans les régions trop vite gagnées par le faux modernisme  et les sous-techniques de ciment (mal transplantées, c’est de la sous-construction hélas), on ne croit plus en ces techniques. Il faut redonner la confiance culturelle en soi-même : Sa culture et les techniques locales. Regardez l’engouement pour le Tadelakt qui a gagné l’Europe et qui a fait renaître le corps de métiers d’artisans jusque-là à la marge. Je connais des licenciés et des docteurs en chimie très débrouillards qui se sont reconvertis dans le petit entreprenariat et qui se sont vraiment enrichis en utilisant les techniques traditionnelles à Fès et à Marrakech. Cela nous pousse à se demander pourquoi ne pas imaginer de vraies entreprises qui décident non pas de faire du calepinage, simple rhabillage en terre ou en pierre (une honte qui ne tient pas face aux intempéries) mais qui redécouvrent les techniques traditionnelles. Les entreprises qui en sont capables actuellement  sont rares mais elles existent. Elles sont souvent familiales, comme en Europe où un grand de maîtres-maçons forme ses fils et neveux qu’il emploie, dans un respect des techniques traditionnelles, et paie bien.  Tant que nous mépriserons l’ouvrier (le bon ouvrier, mâalem   véritable), il pourra y avoir tous les discours que vous voudrez, on ne pourra rien sauver. Pour sauver il faut collaborer : les artisans, les élus, les hommes de l’art sans hiérarchie et avec comme seul objectif : sauver un patrimoine. Loin de certaines visées mercantiles qui ne demandent qu’à s’enrichir rapidement sur un budget tombé du ciel… La tricherie,   y est aussi pour beaucoup. Construire en ciment, c’est jouer avec le nombre de sacs et falsifier les chiffres ; construire en techniques traditionnelles c’est 500 DH/m2 sans possibilité de voler. Mas il faut plus de soins et des personnes vraiment  compétentes. Et c’est la beauté et le bioclimatique  assurés,  en contrepartie.  

Etant donné qu’il ne s’agit pas là d’un patrimoine monumental, mais de maisons d’habitation, il n’existe pas de législation spécifique pour les protéger contre les démolitions, très souvent « perpétrées »par leurs propriétaires. Quel regard  portez-vous sur ce phénomène ?

Vous mettez le doigt sur le plus grave problème de destruction et d’acculturation auquel on assiste actuellement : les particuliers croyant bien faire ou se redorant le blason social en faisant d’énormes maisons qui montrent leur réussite sociale en écrasant le patrimoine existant et en étant hors échelle par rapport aux paysages. Alors qu’avec moins d’argent, ils restauraient des merveilles de Tagadirts ou de Kasabates. Ils font d’énormes maisons où ils n’y viennent pas ou rarement et où leurs enfants ne viendront pas. Ils auraient mieux fait de faire un dispensaire ou une école ! Même remarque sur le phénomène des mosquées détruites avec l’argent de l’extérieur et ce,  en rasant dans la foulée,  les merveilles que recèlent ces édifices de culte modestes. La société civile souvent est pleine de bonne volonté mais est démunie techniquement. Le patrimoine vernaculaire est aussi important que le patrimoine monumental, mais il faut beaucoup de culture architecturale pour voir qu’un rocher,  un massif d’arbres,  ou un petit sentier en pierre,…etc,  a beaucoup d’importance. Or, peu de personnes ont un « regard », mais ce regard peut s’éduquer. Peu de personnes savent qu’il faut choisir des bordures en pierres mais non pas en ciment par exemple, pour les routes, c’est mieux et ça fait travailler le local ; qu’il faut arrêter ces affreux lampadaires partout et réfléchir à une intégration paysage pas pour une destruction par des soi-disant « mises à niveau », qui nivelle vers le bas, croyant bien faire !. J’ai restauré des ensembles comme ceux de la vallée d’Amelnnes,  il faut du soin, de l’amour : du temps !. Pas de l’empressement à croire qu’on va pouvoir restaurer en 2 minutes. Il faut aussi sentir cette architecture, regarder comment elle est faite, prendre le temps de relevé minutieux, d’inventaire des nomenclatures des baies, des types de revêtements traditionnels, des portes, etc.  Bref, aller à l’essence d’un lieu, s’enquérir de son histoire et ensuite après un vrai diagnostic, revenir et s’en occuper. Je termine ma maison (18ème  siècle) qui abrite aussi dans son aile (19ème siècle) les bureaux de mon agence d’architecture, tout ceci est là pour montrer une possibilité de restauration et des méthodes.  Plein de gens viennent visiter et comprennent.

Lors des dernières pluies qui se sont abattues sur la région d’Idaousmlal et Tafraout, beaucoup de vieilles bâtisses à l’architecture typique se sont effondrées. Les autorités ont réagi  par souci sécuritaire en évacuant les populations et en laissant leurs demeures s’effondrer. N’est-ce pas là un autre problème qui ne plaide pas du tout en faveur de cet héritage  et qui montre combien nos autorités ont encore du mal à appréhender son importance ?

En fait, on voudrait faire croire que ces techniques qui ont fait leurs preuves pendant plus de 5 siècles seraient soudain impuissantes. Alors que le drame de Haïti nous montre le contraire : que seules les demeures vernaculaires ont résisté là où le ciment trop rigide est tombé… Le pisé  et l’adobe n’ont pas fini d’être étudiés. Il faut puiser en notre culture et non s’empresser de copier des schémas techniques européens qui fonctionnent dans de grandes villes mais pas dans de petits bourgs qui ont des extrêmes de températures. Pour cela il faut réfléchir et travailler ! Transformer aussi un code de l’urbanisme imbécile en un code où le rural est présent. Les autorités se protègent et elles n’ont pas le choix dans des sociétés de plus en plus procédurières et irresponsables qui se tournent vers elles les accusant de tous les maux. Nous sommes tous responsables, chacun doit prendre en charge sa partie. Quand je finance avec mon propre argent des opérations de sauvetage, quand je ne suis pas payée pour sauver un site pour lequel j’ai obtenu un petit financement, je garde la même éthique que pour un travail de restauration confié par l’Etat. C’est-à-dire que j’ai un devoir moral de sauver et de conserver le plus possible et le mieux possible ces sites qui racontent l’histoire d’une région.

On parle de la sensibilisation comme préalable  primordial dans l’approche de la préservation de ce patrimoine. Dans les villages pauvres où les habitants ne demandent qu’avoir un logement en béton armé qui puisse résister aux intempéries, comment les convaincre pour qu’ils soient réceptifs à ce discours ?

Les pluies ont fait tomber aussi des charpentes en béton. Il faut leur expliquer une vérité oubliée : le ciment armé ne dure que 60 ans (voyez Casa coloniale, Chandigarh en Inde de Le Corbusier, etc.) et ensuite c’est très cher à restaurer. Mais à force de dénigrer les techniques traditionnelles que tout le monde adore – à l’extérieur du pays – voilà ça a marché, on les met à la poubelle comme en France après 1945. Deux décennies après les gens se sont remis à les chercher. Il était trop tard, c’était devenu un produit de luxe que seuls quelques-uns pouvaient se permettre. Ne négligeons pas les leçons du passé.  Les techniques traditionnelles mal construites ou trop anciennes tombent bien sûr. Il faut aussi légiférer car cette folie gagne du terrain (croire au produit miracle qui n’existe pas et qui n’est pas adapté) : interdire le R+2 partout dans le rural  et promouvoir les techniques traditionnelles stabilisées en lançant des concours : le « plus beau village authentique ».En plus, l’insertion de ce patrimoine dans les circuits de développement local constitue le salut ou un  gage  de sa préservation : Ceci rendrait à ce pays de vieux patrimoine sa valeur.

La prise de conscience de la beauté de ce patrimoine commence à se faire sentir auprès des habitants des régions de Tafraout et Idaousmlal : on voit que dans les nouvelles constructions  on recourt aux reprises des éléments typiques de l’ancienne architecture locale (même façade, décorations avec ardoises…) ; mais au lieu d’utiliser  la pierre et  la terre, c’est le parpaing et le crépi de ciment qui enrobe les murs extérieurs. Cette nouvelle tendance est-elle à encourager  ?

C’est une nouvelle forme d’acculturation qui se donne bonne conscience en se croyant moderne. On ne croit toujours pas aux techniques traditionnelles. On utilise juste un logiciel d’architecture qui fait des moulages de l’ancien. Cela n’a rien de nouveau, ça existe depuis la nuit des temps, cela s’appelle le pastiche ou le kitch. Toute l’histoire des historicismes et des classicismes (néo-classique) vient de ce type d’approche par les formes et non par les techniques. C’est comme si au lieu de goûter la vraie huile d’argan, vous usiez d’une huile de synthèse qui a la même couleur et le même aspect, mais qui n’en est pas. Une bourgeoisie fraîchement acquise veut utiliser certaines techniques des anciens : alors qu’elle a les mâalmines sous la main et moins chers,   pourquoi faire venir une entreprise d’Agadir et lui demander de faire comme des hôtels régionalistes ? L’intérêt du vernaculaire, ce n’est pas seulement sa beauté, c’est d’abord ses qualités climatiques : le durable et l’écologique des procédés, l’intelligence des mises en œuvre ! Un très faible bilan carbone, une vraie réflexion sur des architectures éco-compatibles.

Dans la région de Tafraout, d’anciennes bâtisses à l’architecture typique se vendent très cher  aux étrangers qui les retapent pour y habiter ou pour les transformer en maisons d’hôtes. Est-ce là un fait « salubre » et qui agit pour la préservation de ces joyaux architecturaux ?

Aujourd’hui, il est possible de dresser un premier bilan de cet engouement international pour le patrimoine et les architectures marocaines transformées en hôtel, résidences touristiques. Dans un premier temps,  ceci a été une étincelle pour sauver des demeures et tant mieux. Cependant, aujourd’hui apparaissent des phénomènes d’inflation, qui peuvent paralyser le développement du monde rural, en pénalisant tout investissement autre que touristique. Des gouverneurs de certaines provinces ont entendu les agriculteurs et n’autorisent plus de VNA (Vocation non agricole pour un projet touristique) dans le pourtour de Marrakech. Par ailleurs, il faut éviter que ces espaces se transforment en ghettos générant de nouvelles frustrations de la part de populations souvent très pauvres qui seraient alors sensibles au discours xénophobe. A mon avis, il serait intéressant de réfléchir à une législation qui protège davantage les populations locales. Par exemple, en Inde, les investissements ne peuvent se faire qu’en association avec un ressortissant national pour se prémunir de comportements prédateurs d’étrangers qui profitent d’un effet d’aubaine lié à l’inégalité de fortune entre Nord et Sud.  

Repères

Salima Naji est architecte DPLG (diplomée de l’École d’architecture de Paris-La-Villette), et docteur en anthropologie (Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris).
Elle exerce au Maroc en privilégiant les matériaux locaux dans le respect de l’environnement et de la culture des lieux. Depuis les toutes premières réalisations, la démarche s’inscrit dans une volonté de collaboration avec les artisans locaux. Conformément aux enseignements de l’architecte égyptien Hassan Fathy, elle les fait intervenir en leur rendant leur place dans une architecture qui reste cependant contemporaine.
Après avoir arpenté les vallées présahariennes pendant près de dix ans, pour rendre compte des traditions artistiques des Kasbas du Sud marocain, elle a consacré plusieurs années de recherches aux greniers-citadelles du Maroc. Elle a interrogé la vitalité des pratiques conservatoires en privilégiant les formes construites, le grenier communautaire qui a le plus souvent bénéficié de la solidité d’un matériau – la pierre – sans négliger cependant les autres patrimoines tangibles et intangibles, dont les traditions transmises oralement.
Parallèlement à ces recherches, elle essaie d’organiser la survie de certaines citadelles véritablement menacées et pas seulement par le phénomène classique de « modernisation »; elle s’investit ainsi depuis plusieurs années dans des actions concrètes de sauvetage ou de développement culturel. Elle a reçu le Prix jeunes architectes, de la Fondation EDF en juin 2004, ce qui lui a permis de poursuivre ces revitalisations en profondeur.
Docteur en anthropologie (Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris), diplômée du Laboratoire de Troisième cycle arts, esthétiques sciences et technologies de l’image de Paris VIII, plasticienne, elle est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les architectures vernaculaires du Sud marocain qu’elle sillonne sans relâche, depuis plus de douze ans. Notamment : « Art et architectures berbères », « Portes du Sud marocain » et « Greniers collectifs de l’Atlas patrimoines du Sud marocain ».  
Elle a reçu la Médaille d’or arts, sciences et lettres de la société académique d’éducation et d’encouragement (couronnée par l’Académie française) en 2006 et a été sacrée Inspiring women, expanding Horizon par la Mosaic Foundation à Washington en 2008.
L’Ordre national des architectes lui a également décerné un Prix en 2010.

ENTRETIEN REALISE PAR IDRISS OUCHAGOUR /JOURNAL LIBERATION